Écrit par : Platon
Titre : Ion, Ménexène, Euthydème
Date de parution : 1978
Éditeur : Les Belles Lettres
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Platon, Ion, Ménexène, Euthydème [Œuvres complètes, t. V, 1], Les Belles Lettres, Paris, 1978, 200 pp.
«Y a-t-il chez Platon beaucoup de pages plus exquises que le discours de Socrate où se trouve la comparaison de la pierre magnétique ?» demande le traducteur Louis Méridier dans sa Notice introductive à l’Ion (p. 27), titre emprunté au nom du rhapsode avec lequel Socrate est en discussion. Aussi en citerons-nous de très larges extraits : «Ce don de bien parler sur Homère est chez toi [Ion], non pas un art [tecnh, “technique”], comme je le disais tout à l’heure, mais une force divine. Elle te met en branle, comme il arrive pour la pierre qu’Euripide a nommée magnétique, et qu’on appelle communément d’Héraclée. Cette pierre n’attire pas seulement les anneaux de fer eux-mêmes ; elle communique aux anneaux une force qui leur donne le même pouvoir qu’a la pierre, celui d’attirer d’autres anneaux, de sorte qu’on voit parfois une très longue chaîne d’anneaux de fer suspendus les uns aux autres. Et pour tous, c’est de cette pierre-là que dépend leur force. De même aussi la Muse fait des inspirés par elle-même, et par le moyen de ces inspirés d’autres éprouvent l’enthousiasme : il se forme une chaîne. Car tous les poètes épiques, les bons poètes, ce n’est point par un effet de l’art, mais pour être inspirés par un dieu et possédés qu’ils débitent tous ces beaux poèmes. Il en est de même des bons poètes lyriques [melopoio…] : comme les gens en proie au délire des Corybantes n’ont pas leur raison quand ils dansent, ainsi les poètes lyriques n’ont pas leur raison quand ils composent ces beaux vers ; dès qu’ils ont mis le pied dans l’harmonie et la cadence, ils sont pris de transports bachiques, et sous le coup de cette possession, pareils aux bacchantes qui puisent aux fleuves du miel [meli] et du lait lorsqu’elles sont possédées, mais non quand elles ont leur raison, c’est ce que fait aussi l’âme des poètes lyriques, comme ils le disent eux-mêmes. Car ils nous disent, n’est-ce pas ? les poètes, que c’est à des sources de miel, dans certains jardins et vallons des Muses qu’ils butinent les vers [melh] pour nous les apporter à la façon des abeilles [melittai], et voltigeant eux-mêmes comme elles. Et ils disent vrai : c’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de créer avant d’être inspiré par un dieu, hors de lui, et de n’avoir plus sa raison ; tant qu’il garde cette faculté, tout être humain est incapable de faire œuvre poétique et de chanter des oracles. […] Et si la Divinité leur ôte la raison, en les prenant pour ministres, comme les prophètes et les devins inspirés, c’est pour nous apprendre, à nous les auditeurs, que ce n’est pas eux qui disent des choses si précieuses – ils n’ont pas leur raison – mais la Divinité elle-même qui parle, et par leur intermédiaire se fait entendre à nous. […] La Divinité, selon moi, nous démontre, pour prévenir nos doutes, que ces beaux poèmes n’ont pas un caractère humain et ne sont pas l’œuvre des hommes, mais qu’ils sont divins et viennent des dieux, et que les poètes ne sont autre chose que les interprètes des dieux, étant possédés chacun par celui dont il subit l’influence.» (Ion, 533d à 534d) On peut se demander si ce n’est pas l’exaltation excessive de la seule raison humaine, aux dépens de l’inspiration, qui provoque si souvent, en Occident, le refus pur et simple de reconnaître à la poésie un caractère authentiquement divin. «Sais-tu que ce spectateur [qui écoute le rhapsode] est le dernier des anneaux dont je parlais, qui par la vertu de la pierre d’Héraclée tirent l’un de l’autre leur force d’attraction ? Celui du milieu, c’est toi, le rhapsode et l’acteur ; le premier, c’est le poète en personne. Et la Divinité, à travers tous ces intermédiaires, attire où il lui plaît l’âme des humains, en faisant passer cette force de l’un à l’autre. À elle, comme à cette pierre-là, est suspendue une chaîne immense de choreutes et de maîtres de chœur et de sous-maîtres, obliquement rattachés aux anneaux qui dépendent de la Muse.» (Ion, 535e et 536a) On a ici une idée de ce que la tradition juive entend par «être relié». Les exégètes d’Homère reconnaissent dans la description platonicienne de cette chaîne un commentaire de la célèbre chaîne d’or dont il est question dans l’Iliade. Citons aussi Le Message Retrouvé (XIII, 19) : «L’aimantation de l’amour se communique à ceux qui sont assez purs pour lui livrer passage. Ainsi d’aimantés, ils deviennent aimants à leur tour, et la chaîne de la réintégration qui se forme dans le monde se fond en Dieu.» Le Ménexène reproduit en grande partie un discours funèbre composé par Aspasie, et récité par Socrate devant un Ménexène admiratif. Notons sa définition de la démocratie : «C’était alors [dans l’Athènes de jadis] le même régime que de nos jours, le gouvernement de l’élite [¢ristokrat…a, “aristocratie”, “pouvoir exercé par les meilleurs”], qui nous régit aujourd’hui, et qui toujours, depuis cette époque lointaine, s’est maintenu la plupart du temps. Celui-ci l’appelle démocratie, celui-là de tel autre nom qu’il lui plaît ; mais c’est en réalité le gouvernement de l’élite [¢ristokrat…a] avec l’approbation de la foule.» (Ménexène, 238c et d) Dans l’Euthydème, le sophiste du même nom, en compagnie de son frère Dionysodore, donne devant Socrate et de nombreux auditeurs médusés, plusieurs échantillons de leur art qui consiste à prouver tout et son contraire. De ce débat amusant, et à première vue léger, Socrate tire pourtant une conclusion au parfum hermétique : «Si je sais une chose [›n], je sais tout.» (Euthydème, 293d)
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