Écrit par : Platon
Titre : Cratyle
Date de parution : 1969
Éditeur : Les Belles Lettres
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Platon, Cratyle [Œuvres complètes, t. V, 2], Les Belles Lettres, Paris, 1969, 138 pp.
«Il n’est pas un dialogue de Platon qui ait suscité chez les modernes plus de discussions que le Cratyle» (p. 7). C’est avant tout la partie centrale, consacrée à l’étymologie, qui alimente le débat. Dans sa Notice, le traducteur se donne beaucoup de peine pour démontrer que Platon veut «avertir assez clairement le lecteur du peu de crédit qu’il doit attribuer à ce qui précède» (p. 17) ; que «Platon nous invite évidemment à ne pas prendre au sérieux le contenu de ce long développement» (p. 18) ; qu’il «n’y a point à en conclure […] qu’il ait utilisé avec sérieux le procédé étymologique» (p. 19) ; que «les étymologies du Cratyle, on l’a vu, sont présentées dans l’ensemble avec une intention fort nette de dérision» (pp. 19 et 20) ; «qu’aux yeux de Platon cet exercice n’est qu’un jeu, où la recherche de la vérité n’a rien à voir» (p. 21) ; qu’il «doit être considéré comme un amas de fantaisies sans valeur» (p. 22). Disons-le tout net : les philologues actuels craignent très souvent qu’on n’accorde la moindre valeur à la science étymologique traditionnelle, aux dépens de la science étymologique moderne qui en usurpe le nom. Cette dernière en effet, éminemment respectable, ne poursuit cependant pas du tout le même but et ne fonctionne absolument pas selon les mêmes critères. La confusion régnant autour du mot «étymologie», mot qui n’a rien à voir avec les recherches des linguistes et tout avec la science de la vérité, ne disparaîtra que si nous renonçons à l’employer dans un sens qui n’a jamais été le sien. Il suffit d’étudier patiemment toutes les étymologies proposées par Platon dans le Cratyle pour s’apercevoir qu’elles sont on ne peut plus sérieuses, qu’elles rejoignent l’enseignement des autres dialogues et, plus généralement, la doctrine religieuse et philosophique de toute l’Antiquité gréco-romaine. Pour bien les saisir, il est d’ailleurs préférable que le lecteur ait quelques notions de la langue grecque. «Le nom de Zeus est à proprement parler comme une définition. En la coupant en deux, nous employons tantôt l’une des parties, tantôt l’autre : les uns l’appellent ZÁna, les autres D…a. Réunies en un seul, elles font bien voir la nature du dieu, ce qui est précisément, disons-nous, l’effet qu’un nom doit produire. […] Ce dieu se trouve donc justement nommé, celui par qui (di’Ón) tous les êtres vivants obtiennent la vie (zÁn) tour à tour. Mais son nom, qui était un, a été, je le répète, partagé en deux, Di… et Zhn….» (396a et b) Ces lignes rejoignent étonnamment l’enseignement de la tradition juive : le Nom de Dieu a été coupé en deux par l’effet de la chute, et il faut réunifier ses deux moitiés (IH ou Iah et VH ou Hou) pour reconstituer le Tétragramme (IHVH ou Iehovah). «Pan (P£n), fils d’Hermès, présente une double nature […]. Tu sais que le discours exprime tout (p©n), roule et met sans cesse tout en circulation. Et il est de deux sortes : vrai et faux. […] Ce qu’il a de vrai est poli et divin, et habite là-haut avec les dieux, tandis que le faux reste en bas avec le commun des hommes, rude et rappelant le bouc (tragikÒn). Car c’est ici, dans la vie tragique, que se trouvent pour la plupart fables et mensonges. […] Fils d’Hermès, il a double nature : poli par en haut, mais, par en bas, rude et semblable à un bouc. Et Pan est bien le langage lui-même, ou le frère du langage, s’il est vraiment fils d’Hermès.» (408b à d) N’est-ce pas ce qu’écrivent tous les philosophes hermétiques ? Tout leur discours est toujours double : vrai et faux, et l’Y pythagoricien est indispensable pour y discerner et séparer le vrai d’avec le faux. «C’est le nom même du juste (d…kaioj) qui est difficile. […] Ce tout est parcouru d’un bout à l’autre par un principe auquel tout ce qui naît doit la naissance. Ce principe, d’après eux, est très prompt et très subtil ; autrement il ne pourrait traverser tout le réel, s’il n’était assez subtil pour que rien ne pût l’arrêter, ni assez prompt pour qu’auprès de lui le reste fût comme immobile. Quoi qu’il en soit, comme il gouverne tout le reste en le parcourant (diaiÒn), on lui a donné avec raison le nom de juste (d…kaion), en y ajoutant pour l’euphonie l’effet du k. […] Ce juste (d…kaion) dont nous parlons est aussi la cause – car la cause est ce par quoi (di’Ó) une chose existe – et par conséquent, disait certain, il est correct de lui donner ce nom en propre.» (412c à 413a) Il est possible que Platon décompose d…kaion en di’-kaˆ-Ón, «par et lequel». Quoi qu’il en soit, comment ne pas songer ici à une autre notion capitale du judaïsme : celle du Juste, axe, pilier ou colonne du monde, sans lequel le monde ne tiendrait pas debout ? «L’embarras (¢por…a) est un mal, et, semble-t-il, tout ce qui fait obstacle (™mpodèn, litt. “entrave des pieds”) au mouvement et à la marche (poreÚesqai). Aller mal (kakîj „enai) semble donc désigner la marche gênée et entravée (™mpodizomenwj) ; quand l’âme en est atteinte, elle s’emplit de vice (kak…a).» (415c) Platon rejoint ici l’enseignement chrétien pour lequel le péché (peccatum), selon l’étymologie latine du terme, se définit comme le fait d’avoir le pied entravé (pes catenatus). L’étymologie de ¢l»qeia, «vérité», se retrouvera telle quelle chez l’auteur des Mystères du christianisme, autre ouvrage étymologique fondamental (paru en 1775) (cf. http://www.arca-librairie.com/lus-pour-vous/christianisme/53-bebescourt-les-mysteres-du-christianisme-approfondis-londres-galabin-et-backer-1775). On ne pourrait mieux résumer la doctrine de ce dialogue platonicien qu’avec Cratyle et Socrate mêmes : «On peut dire absolument que, quand on sait les noms, on sait aussi les choses. […] Quand on saura de quelle nature est le nom – et il est de même nature que l’objet –, du même coup l’on connaîtra aussi l’objet, puisqu’il se trouve être semblable au nom.» (435d) Pour cette raison, l’hébreu n’a qu’un seul nom (dabar) pour désigner «mot» et «chose».
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