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À propos de l’acte de « manger » 

« C’est la désobéissance et l’absorption d’un fruit mélangé qui nous ont précipité dans la mort. C’est l’obéissance et l’absorption d’un fruit pur qui nous rétabliront dans la vie. »[1]

De nombreuses traditions enseignent que la régénération de l’homme déchu se fait par l’administration d’une nourriture ou d’un breuvage. Qu’il s’agisse d’un Élixir, d’une communion ou de l’ambroisie, il semble bien que notre restitution dans notre état antérieur ne soit pas une opération spirituelle et abstraite, mais bien une transformation physique et concrète, provoquée par un aliment.

Plusieurs termes employés par différentes traditions ou religions y font allusion : par exemple, le terme latin sapiens, « sage », signifie littéralement « qui goûte », participe de « sapere ». Un autre exemple nous est donné par le terme ذوق ḏawq qui, dans le Soufisme, courant mystique de l’Islam, décrit le plus haut stade de la connaissance et de la possession de Dieu ; en fait, ce terme signifie proprement « le fait de goûter »[2].

Le célèbre verset du Message Retrouvé de Louis Cattiaux cité ci-dessus nous rappelle bien sûr le récit du début de la Genèse : 

« Et le Seigneur donna à l’homme cet ordre : tu peux manger de tous les arbres du jardin ; mais l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas, car le jour où tu en mangerais, tu encourrais la mort. »[3]

À ce propos, Eugène Philalèthe dit : 

« Dieu a fait toutes les choses bonnes. En vérité, le péché n’était pas enraciné dans la nature de ce qu’il mangea, mais c’était ce que ce commandement inférait, vu qu’il lui était interdit d’en manger. Et c’est ce que nous dit saint Paul : Il n’aurait pas connu le péché, s’il n’avait pas connu la loi (Rom. VII, 7). »[4]

L’histoire d’Adam et Ève n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, une ancienne fable. Elle nous concerne directement, comme nous le dit Cattiaux : 

« Le péché et la chute, c’est avoir mangé le fruit empoisonné de l’arbre double, c’est avoir absorbé la substance vivante avec la crasse morte et c’est continuer à le faire. — La régénération et la rédemption, c’est découvrir et c’est manger le fruit pur de l’arbre unique qui chassera hors de nous la puanteur, l’obscurité et l’inertie fatale de la mort. »[5]

Nous voyons donc que le péché a été introduit par un aliment mélangé. C’est aussi grâce à un aliment que nous serons régénérés.

Cet aliment, Homère et les anciens Grecs l’ont appelé ἀμϐροσία « ambroisie », dont le nom signifie « immortalité ». Voici la définition qu’en donne A.-J. Pernety, dans son Dictionnaire mytho-hermétique : 

« AMBROISIE : nourriture des Dieux ; c’est le Mercure des philosophes Hermétiques, principe de tous les métaux. »[6]

Dans l’Odyssée, Homère raconte que la nymphe Idothée, dont le nom signifie « semblable à une déesse », en fit respirer à Ménélas et ses compagnons sur l’île de Protée : 

« Pour notre salut, elle avait apporté un cordial puissant, c’était l’ambroisie qu’à chacun elle vint nous mettre sous le nez. Cette douce senteur tua l’odeur des monstres. »[7]

Le Philosophe Emmanuel d’Hooghvorst ajoute que tant que nous sommes mortels, nous ne pouvons qu’en humer le parfum.[8]

Dans le Pentateuque, on parle d’une nourriture qui descend du ciel, donnée par le Seigneur : c’est la manne. Voici ce que l’on lit dans le livre de l’Exode : 

« Voyez : c’est parce que le Seigneur vous a donné le sabbat qu’il vous donne, le sixième jour, du pain pour deux jours. Restez chacun chez vous et que personne, le septième jour, ne quitte le lieu où il est. » Et le peuple se reposa le septième jour. La maison d’Israël donna à cette nourriture le nom de manne. Elle ressemblait à de la graine de coriandre ; elle était blanche et avait le goût d’une pâtisserie au miel. Moïse dit « Emplis-en un omer, pour la conserver pour vos générations afin qu’elles voient le pain dont je vous ai nourri dans le désert, lorsque je vous ai fait sortir du pays d’Égypte. […] Les enfants d’Israël ont mangé la manne pendant quarante ans, jusqu’à leur arrivée dans un pays habité (frontières de Canaan). »[9]

Voici ce qu’il en est dit dans les Nombres : 

« Maintenant, notre âme est desséchée ; plus rien, rien que de la manne sous nos yeux ! » La manne était semblable à la graine de coriandre et avait l’aspect du bdellium. Le peuple se dispersait pour la ramasser ; il la broyait avec des meules ou la pilait avec un mortier ; il la cuisait au pot ou en faisait des gâteaux. Elle avait le goût d’une pâtisserie à l’huile. Quand la rosée descendait pendant la nuit sur le camp, la manne y descendait aussi. »[10]

Emmanuel d’Hooghvorst dit encore que Protée est la première matière de la Pierre ; que le Mercure différencié ne sert plus à rien, parce qu’il a déjà été un souffre particulier. Il faut le prendre avant qu’il ne touche terre ; c’est la rosée, la manne.[11]

À première vue, on peut croire que la manne et l’ambroisie sont deux choses différentes, puisque la première tombe du ciel pour Israël comme la rosée, et que la seconde est réservée aux Dieux. Pourtant, les définitions de ces deux termes, dans le Dictionnaire de Pernety, sont assez semblables : 

« MANNE : Mercure des Philosophes. Ils l’ont aussi appelé « manne divine », parce qu’ils disent que le secret de l’extraire de sa minière est un don de Dieu, comme la matière même de ce mercure. »[12]

On peut aussi penser au chant anonyme[13] Alta Trinità beata, où la manne est associée à la Trinité : 

Alta Trinità beata, da noi sempre adorata
Trinità gloriosa, unità meravigliosa,
Tu sei manna saporosa e tutta desiderosa.

Haute Trinité bienheureuse, toujours adorée par nous, Trinité glorieuse, Unité merveilleuse, tu es la manne savoureuse et toute désirée.

Le christianisme est sans doute la tradition qui montre le plus clairement que c’est par une nourriture que le péché doit être réparé. Il l’enseigne dans le rite de la communion, symbole de la vraie communion par laquelle nous serons régénérés. Emmanuel d’Hooghvorst la définit comme « la communication du don de Dieu ». L’Eucharistie consisterait à manger la vie extérieure pour nourrir le dieu intérieur.

Louis Cattiaux, dans ses lettres, parle de la vraie communion : 

« Le rite de la communion devient sacramentel […] quand il s’agit de la pierre qui communique ainsi la divinité en essence et en substance. Imaginez combien peu d’hommes ont ainsi reçu Dieu dans leur corps !!! »[14] 

« Le vrai rajeunissement consiste à manger la vie débarrassée de la mort et c’est encore la sainte communion mystérieuse et réelle du corps pur de Dieu, incarné : tout le reste est une rigolade pour végétariens. »[15]

Dans Le Message retrouvé, il nous dit que

« Il nous faut passer par l’humilité de la mort avant d’atteindre la gloire de la résurrection. Cependant, certains élus de Dieu seront transformés sans passer par la mort, car ils mangent le Seigneur de vie dès à présent. »[16]

Il faut donc croire que ceux-ci ont assisté, une fois pour toutes, à une messe et à une communion célébrée par un vrai prêtre. L’Eucharistie, qui nourrit, transforme petit à petit. Elle est l’initiation, le commencement.[17]

Ainsi, cette communion doit être administrée par un vrai prêtre. Tout ceci peut aussi nous rappeler l’histoire de l’Âne d’Or, d’Apulée : Lucius avait été transformé en âne suite à des pratiques magiques, mais gardait un esprit humain. À la fin du livre, il apprend comment il peut retrouver sa forme humaine : c’est en mangeant une couronne de fleurs, reçue du prêtre d’Isis. 

Il convient à présent de s’interroger sur la nature de cette nourriture. Le christianisme enseigne que c’est le corps et le sang du Christ[18]. Cattiaux y fait aussi allusion dans un verset : 

« C’est en mangeant le corps de Dieu que nous serons rénovés et transformés dans la vie sainte. C’est en buvant le sang de Dieu que nous serons élevés et illuminés dans la vie glorieuse. »[19]

L’auteur du chant Alta Trinità beata dit que la manne est la Trinité[20]. Quant à Louis Cattiaux, il dit à plusieurs reprises qu’il s’agit de Dieu lui-même : 

« Notre Dieu est un Dieu qui se mange, qui se boit, qui communique la vie, l’entretient, la délivre et la restitue dans sa primauté admirable. C’est un Dieu qui se donne pour sauver en nous ce qui subsiste de vie égarée dans la mort. »[21]

« Notre salut, c’est manger Dieu. »[22] 

« Celui qui mange le simulacre de Dieu demeure dans la mort du monde. C’est une chose facile à vérifier. Celui qui mange Dieu en corps et en esprit devient comme Dieu. C’est une chose qui ne trompe pas non plus. »[23]

À d’autres endroits, Cattiaux dit qu’il s’agit du « don de Dieu » : 

À quoi bon tous nos travaux merveilleux si nous ne découvrons pas et si nous n’incorporons pas l’unique Splendeur de la vie sanctifiée ? À quoi bon les magnifiques discours sur la lumière de Dieu si nous le la voyons pas et si nous ne la mangeons pas saintement ?[24]

La souche a refleuri, la fleur a donné son parfum et le fruit a mûri pesamment sans que nul ne s’en doute — qui mangera le don de Dieu et qui sera pénétré par sa splendeur ?[25]

Cattiaux l’appelle aussi le « soleil glorieux » : 

Nous mangerons le soleil glorieux et nous serons vivants à jamais. (MR, XII, 69’). 

Dans d’autres versets, il l’appelle « la vie » : 

Celui qui mange la vie héritera de la vie. Celui qui mange la mort héritera de la mort. »[26]

Qui saura piéger la vie du Très-haut ? Qui saura la mûrir et la manger afin de devenir comme elle, libre, pur, éternel ? »[27]

Emmanuel d’Hooghvorst nous dit qu’il existe deux matières qui n’en font qu’une : dans la nature, elles sont séparées l’une de l’autre. L’une est minérale, l’autre est volatile ; elle est la vie céleste, répandue dans l’air. Le problème, c’est d’arriver à fixer cette vie et d’en faire une nourriture capable de rejeter tout ce qui est putrescible. Elle pourra alors servir de breuvage d’immortalité.[28]

Nous pouvons en conclure que cette nourriture — appelée Dieu, vie, don de Dieu, etc. — est à la base volatile et doit être fixée, corporifiée. 

Un autre point étonnant ressort du Message retrouvé : ce n’est pas seulement l’homme qui doit manger Dieu, mais c’est aussi Dieu qui nous mange : 

« À l’exemple de Dieu que nous mangeons et qui nous mange, le sage montre la lumière de vie aux hommes égarés dans la mort. »[29]

« [Le Parfait] lui choisira et mangera celles qui l’auront mangé afin que l’unité du coeur unique s’accomplisse en un. »[30]

Emmanuel d’Hooghvorst ajoute que lorsque nous aurons conquis l’immortalité particulière, il nous faudra y renoncer pour pénétrer dans le repos de Dieu.

Concluons tout ceci avec deux versets du Message retrouvé, qui reprennent et résument, en mieux, tout ce que nous avons dit : 

« Ainsi l'homme surmonte la nourriture terrestre et la transforme en lui. Mais il est surmonté par la nourriture céleste qui le transforme en Dieu. C'est un grand mystère que nous redisons ici à tous les croyants, car c'est le mystère de Dieu qui habite la pureté de la vie délivrée de la mort. Il ne nous reste donc qu'à trouver le merveilleux Seigneur descendu du ciel qui a dit : « Mangez, ceci est ma chair ; buvez, ceci est mon sang. » Ou bien à obtenir d'un prêtre secret de Dieu la communion de ce prodigieux Seigneur qui sauve de la mort. Ordre de Melchitsédeq. »[31]

Cette nourriture céleste réveille en l’homme le nom de Dieu.



[1] Louis Cattiaux, Le Message retrouvé, XXIV, 51.
[2] Cf. Denis Gril, « Dhawq » dans Encyclopédie de l’Islam, Brill online, 2015.
[3] Genèse, II, 16.
[4] Thomas Vaughan, dit Eugène Philalèthe, Œuvres complètes, Présentation d’Emmanuel d’Hooghvorst, préface, traduction de Clément Rosereau, Saint-Leu-la-forêt, La table d’émeraude, 1999, p. 63
[5] Louis Cattiaux, Le Message retrouvé, XIX, 68’.
[6] A.-J. Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique (1758), Milano, Archè, 1980, p. 28.
[7] Homère, L’Odyssée, t. 1, Texte établi et traduit par Victor Bérard, Paris, Les Belles Lettres, 12e tirage, IV, 444-446.
[8] Cf. d’Emmanuel d’Hooghvorst, Le fil de Pénélope, Grez-Doiceau, Beya, 2009, p. 26.
[9] Exode, 16, 29-36.
[10] Nombres, 11, 6-9.
[11] Cf. aussi d’Emmanuel d’Hooghvorst, Le fil de Pénélope, Grez-Doiceau, Beya, 2009, p. 33.
[12] A.-J. Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique (1758), Milano, Archè, 1980, p. 264.
[13] Il est daté d’environ 1500 ap. J.-C.
[14] Louis Cattiaux, « Florilège épistolaire », dans Croire l’incroyable, Raimon Arola (éd.), Grez-Doiceau, Beya, 2006, p. 290.
[15] Ibid., p. 323.
[16] Louis Cattiaux, Le Message retrouvé, XXXI, 38
[17] Cf. Louis Cattiaux, « Florilège épistolaire », dans Croire l’incroyable, Raimon Arola (éd.), Grez-Doiceau, Beya, 2006, p. 335.
[18] Évangile selon Saint Luc, XXII, 17-20.
[19] Louis Cattiaux, Le Message retrouvé, XXXIII, 5.
[20] Cf. supra.
[21] Louis Cattiaux, Le Message retrouvé, XV, 62.
[22] Ibid., XXXVI, 86.
[23] Ibid., XXXV, 71.
[24] Ibid., XIV, 60’.
[25] Ibid., XXIII, 40.
[26] Ibid., X, 21’.
[27] Ibid., XIX, 2.
[28] Cf. Emmanuel d’Hooghvorst, Le fil de Pénélope, Grez-Doiceau, Beya, 2009, pp. 15-18.
[29] Louis Cattiaux, Le Message retrouvé, XI, 60’
[30] Ibid., XXI, 42’
[31] Ibid., XXXVI, 26-27.

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