Notons-y, au passage, les rapports visiblement cordiaux entre Socrate et Aristophane (cf. surtout 223c et d), le comédien qui avait ridiculisé le philosophe dans ses Nuées ; Platon en cite même un vers dont il approuve implicitement le contenu (221b). Ceci devrait peut-être inciter à lire la pièce dans une perspective plus profonde (voir à ce propos http://www.arca-librairie.com/lus-pour-vous/classiques/103-aristophane-les-acharniens-les-cavaliers-les-nuees-les-belles-lettres-paris-1980).

«La médecine, pour la définir en raccourci, est science des phénomènes d’amour qui sont propres au corps par rapport à la réplétion et à la vacuité ; et celui qui, dans ces phénomènes, sait diagnostiquer aussi bien le bon amour que le mauvais, c’est lui qui a le plus de valeur médicale. De même celui qui opère des transformations, telles qu’au lieu de l’un il fasse acquérir l’autre ; qui, dans les corps où n’existe point d’amour et où il faudrait qu’il y en eût, sait l’y faire naître, aussi bien qu’extirper celui qui y existe : celui-là sans aucun doute est un professionnel [dhmiourgÒj, “démiurge”, “créateur”] habile. Il faut en effet que les éléments corporels entre lesquels il y a le plus d’inimitié, il soit capable de les rendre amis et de faire qu’ils s’aiment mutuellement. Or ce sont les éléments les plus contraires qui sont le plus ennemis : le froid du chaud, l’amer du doux, le sec de l’humide, et toutes choses analogues. C’est pour avoir su faire naître entre eux l’amour et la concorde, que notre ancêtre, Esculape, fut, au dire des poètes (j’en vois ici !) et selon ma conviction personnelle, le fondateur de notre art. La médecine donc, vous disais-je, est tout entière régie par le dieu Amour.» (186c à e)

L’éloge prononcé par Aristophane est peut-être le plus extraordinaire et met en évidence le philosophe caché derrière le comédien. Selon lui, l’être humain était à l’origine double, mais fut ensuite coupé en deux par Zeus – exactement comme dans la tradition juive, où Dieu créa Adam androgyne, «mâle et femelle», avant d’extraire la femme de l’homme et de les remettre face à face :

«C’est donc sûrement depuis ce temps lointain qu’au cœur des hommes est implanté l’amour des uns pour les autres, lui par qui est rassemblée notre nature première, lui dont l’ambition est, avec deux êtres, d’en faire un seul et d’être ainsi le guérisseur de la nature humaine. Chacun de nous, par conséquent, est fraction complémentaire, tessère d’homme [¢nqrèpou sÚmbolon, litt. “symbole d’homme”, c.-à-d. une moitié d’homme qui demande à être réunie (sumb£llesqai) à l’autre], et, coupé comme il l’a été, une manière de carrelet, le dédoublement d’une chose unique : il s’ensuit que chacun est constamment en quête de la fraction complémentaire, de la tessère [sÚmbolon] de lui-même. […] Ce qui en effet explique ce sentiment [amoureux], c’est notre primitive nature, celle que je viens de dire, et le fait que nous étions d’une seule pièce : aussi est-ce de convoiter cette unité, de chercher à l’obtenir, qui est ce que l’on nomme amour. Oui, auparavant, je le répète, nous étions un ; mais aujourd’hui, conséquence de notre méchanceté, nous avons été par le Dieu dissociés d’avec nous-mêmes.» (191d et 192d)

Extrait du discours de Diotime :

Pour sa part, Socrate attribue à Éros, comme parents, «Richesse» (PÒroj) et «Pauvreté» (Pen…a) (cf. 203b et ss.).

Vers la fin du Banquet, on peut lire le célèbre éloge d’Alcibiade prononcé, cette fois, au sujet de Socrate :

«Il est tout pareil à ces silènes qu’on voit exposés dans les ateliers de sculpture, et que les artistes représentent tenant un pipeau ou une flûte : les entr’ouvre-t-on par le milieu, on voit qu’à l’intérieur ils contiennent des figurines de dieux ! […] Le dedans, une fois le silène entr’ouvert, de quelle quantité de sagesse il regorge, vous en faites-vous une idée, Messieurs les banqueteurs ? […] Y a-t-il quelqu’un qui alors ait vu les figurines qu’enferme l’intérieur ? Je ne sais. Mais à moi il m’est arrivé déjà de les voir, et je les ai trouvées tellement divines, d’une substance si précieuse, d’une beauté si complète, si extraordinaire enfin, qu’il n’y avait qu’à m’exécuter sur l’heure en tout ce que Socrate me commanderait ! […] Ses discours sont on ne peut plus semblables aux silènes qui s’entr’ouvrent. Qu’on veuille bien, en effet, écouter les discours de Socrate : à la première impression, on ne manquera pas sans doute de les trouver absolument ridicules. Tels sont les mots, les phrases qui en sont l’enveloppe extérieure, qu’en vérité on dirait la peau d’un insolent satyre ! […] Mais arrive-t-il qu’on les voie s’entr’ouvrir et qu’on en arrive à l’intérieur, alors on commencera de les trouver, dans le fond, pleins d’intelligence, et les seuls qui soient tels ; puis divins au possible, pleins en eux-mêmes du plus grand nombre possible d’images d’excellence, et tendant le plus haut possible, tendant, pour mieux dire, à tout ce qu’il convient d’avoir en vue quand on doit devenir un homme d’honneur !» (215a à 222a)