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À propos du cas Picasso En 1950, le peintre et hermétiste Louis Cattiaux publiait dans la revue Le Goéland, feuille de poésie et d’art, n° 99, un article poignant, dans lequel il donnait son avis sur le succès du célèbre Picasso. Il nous a paru bon de proposer à nouveau cet article (reproduit dans le Fil d’Ariane n° 24) aux lecteurs et artistes sincères, accompagné d’un texte de la main de Picasso. Cher poète ami, Toute cette littérature délirante sur l’œuvre de Pablo Picasso n’est pas faite pour éclaircir la situation, avouez-le, et comment pourrait-on parler simplement d’une chose qui l’est si peu ? Il m’est venu à l’esprit une explication encore plus délirante que toutes celles déjà proposées, mais le vrai n’est-il pas souvent incroyable et délirant ? Un soir de la fin de la terrible et magnifique époque « bleue » où Picasso peignait les pauvres dans un crépuscule accusateur, un soir où l’artiste désespéré d’avoir proposé inutilement un de ses chefs-d’œuvre pour une bouchée de pain aux éternels connaisseurs ; un soir où révolté par la bêtise humaine, le peintre brisait à coups de pied son œuvre avant de la jeter à l’égout (il s’en souvient encore), qui sait si le mauvais ange ne mit pas fortuitement entre ses mains un quelconque « Enchiridion » ou « Clavicules », apparemment dérisoire, où l’évocation du Malin est décrite naïvement avec des mots inconnus et insensés, où le monde, sa gloire et ses richesses sont non moins naïvement promis à celui qui donnera son âme en échange à Satan, à celui qui signera le pacte avec son sang. Ceux qui ont mangé à leur faim peuvent en rire, et ceux qui sont établis au chaud peuvent se signer, mais que peut faire celui qui est enragé par la médiocrité et par la lâcheté des pourvus pontifiants ? Que peut penser celui qui crie dans le désert et qui sent la vérité toute nue jaillir de son cœur sous les crachats des émasculés ? Que peut croire celui en qui personne ne croit ? La résignation ou la révolte ? Et le sang généreux qui flambe répond à l’outrage par l’outrage, au blasphème par le blasphème, au meurtre par le meurtre, à la dérision par la vengeance et le défi ultime. La foi anime tout, la foi du croyant et la foi du révolté. Que ceux qui n’ont jamais bu les larmes de l’abandon, de la solitude et de la révolte lui jettent le premier signe de croix, après lui avoir refusé le morceau de pain ; les bien-pensants, prudents, pourvus et assurés, champions du conformisme, défenseurs du bon ton, parasites d’héritages injustes, médiocres incurables ! Alors quelle revanche, le pacte signé ! Il peut peindre n’importe quoi, n’importe comment, c’est une gageure énorme qui résiste à tous les absurdes ; et les imbéciles, battus, cocus et contents sortent leurs millions pour acquérir la caricature des chefs-d’œuvre qu’ils viennent de refuser pour 50 frs, pour 20 frs, pour cent sous ! Rien ne les rebutera, car le maître-malin mène la danse, et ses légions travaillent la canaille dorée. Véritables cochons de payants stupides et grotesques jusqu’à l’inouï, cocus pontifiants et hermétiques, tout l’enfer se tord à leur vue, et le ciel les vomit en hoquetant. Ceux-là sont responsables de la folie destructrice des vivants révoltés par leur connerie himalayenne. Ceux-là méritent le châtiment et la réprobation ; et entendez (comble de dérision) comme ils nomment l’Intelligence pour excuser leur bêtise. Quant au rebelle qui voit s’approcher l’échéance redoutable, (l’avez-vous jamais vu rire ?), quant à l’archange noir, vengeur des artistes bafoués et abandonnés, nous prions simplement dans notre cœur, afin que la hantise du visage malin et cornu s’efface de son esprit et de ses œuvres, afin que le bleu du ciel lui soit rendu avec pardon. Le génie de la buveuse d’absinthe valait mieux à notre sens que le génie du buveur de sang. Et pourquoi pas cette raison plutôt que toutes les autres ? J’espère que vous pourrez tirer de cela une petite version originale pour vos lecteurs, chez Théophile. Vous pourrez même conclure en demandant « à quand la conversion de Picasso » ? car c’est dans l’ordre des choses bien possibles, après tout. Votre Louis Cattiaux
4 février 1951 »
Nous ne pouvons résister au désir de proposer à la méditation du lecteur le texte de confession que Picasso aurait remis à Giovanni Papini, et que ce dernier publia à Rome dans la revue Libro Nero en 1952. Remarquons que cette confession a donc paru peu après le texte publié par Cattiaux. Si cette confession n'est pas un faux, il serait vraisemblable d'admettre une relation de cause à effet. Deux hypothèses se présentent alors : ou bien Picasso aurait lu l'article le concernant, et ému de se voir découvert et compris, se serait « converti ». Ou bien (ce qui serait tout aussi possible, au vu des miracles dont Cattiaux était capable), Picasso, sans avoir lu l'article, n'aurait pu résister au pouvoir magique occulte de la prière ... Notons aussi que celui qui a publié cette confession dans le n° 2 du F. A. en 1977 ignorait totalement l'existence de l'article de Cattiaux, dont il n'a pris connaissance qu'en 1985 par le même F. A. Du moment que l’art n’est plus l’aliment qui nourrit les meilleurs, l’artiste peut exercer son talent en toutes les tentatives de nouvelles formules, en tous les caprices de la fantaisie, en tous les expédients du charlatanisme intellectuel. Dans l’art, le peuple ne cherche plus consolation et exaltation. Mais les raffinés, les riches, les oisifs, les distillateurs de quintessence cherchent le nouveau, l’étrange, l’original, l’extravagant, le scandaleux. Et moi-même, depuis le cubisme et au-delà, j’ai contenté ces maîtres et ces critiques avec toutes les bizarreries changeantes qui me sont passées en tête ; et moins ils me comprennent et plus ils m’admirent. À force de m’amuser à tous ces jeux, à toutes ces fariboles, à tous ces casse-tête, rébus et arabesques, je suis devenu célèbre, et très rapidement ; et la célébrité signifie pour un peintre, ventes, gains, fortune, richesse. Et aujourd’hui, comme vous le savez, je suis célèbre, je suis riche. Mais quand je suis seul à seul avec moi-même, je n’ai pas le courage de me considérer comme un artiste, dans le sens grand et antique du mot. Ce furent de grands artistes que Giotto, le Titien, Rembrandt et Goya. Je suis seulement un amuseur public qui a compris son temps et qui a épuisé le mieux qu’il a pu l’imbécillité, la vanité, la cupidité de ses contemporains. C’est une amère confession que le mienne, plus douloureuse qu’elle ne peut sembler, mais elle a le mérite d’être sincère. (cité dans le Fil d’Ariane, n° 2, p. 64)
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