Écrit par : Jalâl al-Dîn Rûmî
Titre : Le Mesnevi, 150 contes soufis
Date de parution : 1988
Éditeur : Albin Michel
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Écrit par : Jalâl al-Dîn Rûmî
Titre : Odes Mystiques
Date de parution : 2003
Éditeur : Seuil
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Le Mesnevi – Odes mystiques
Djalâl al-Dîn Rûmî
Jalāl al-Dīn Rūmī est un poète persan des XIIe et XIIIe siècles. À l’origine de la confrérie des derviches tourneurs, il est considéré comme un grand mystique et sage dans l’Islam et particulièrement dans le soufisme. Il d’ailleurs surnommé Mevlana, « notre maître ». Son père, Baḥā’ al-Dīn était un savant réputé dans sa ville natale, Balḫ (Afghanistan). Il partit ensuite en Anatolie avec sa famille. Après la mort de son père, Rūmī devint pendant neuf ans disciple de Buhrān al-Dīn, ancien disciple de son propre père. On dit qu’il rencontra à Nishāpūr, sur la route de l’exil, ibn ‘Attâr (auteur du Langage des oiseaux), qui lui offrit un ouvrage et lui prédit « qu’il mettrait le feu dans le cœur de tous les mystiques ». Rūmī restera très marqué par ‘Attâr et dira : « Il a parcouru les sept cités de l’Amour, tandis que j’en suis toujours au tournant d’une ruelle ». Puis il rencontra Šams al-Dīn Tabrīzī, qui sera pour lui un maître incomparable, et auquel il dédia son fameux recueuil Diwān de Šams Tabrīzī. Sa rencontre fut un véritable cataclysme pour Rūmī : alors qu’il était le plus grand savant de sa ville, enseignant à la fois la jurisprudence et le Soufisme, il perdit toutes ses certitudes et prit conscience du fait que ses connaissances n’étaient que livresques et théoriques, que son Soufisme était tiède. Il lâcha tout pour suivre l’enseignement de Šams, qui lui fit renoncer au monde. Cette relation explosive conduira à la disparition de Šams, que l’on dit assassiné par les disciples de Rūmī, voire par son propre fils. Toute l’œuvre de Rūmī est donc basée sur cette nostalgie provoquée par l’absence de Šams, qui se fait l’écho de la nostalgie de l’Aspirant pour Dieu. Rūmī fut ensuite très proche du bijoutier Salāḥ al-Dīn Zağrubī et de Ḥusāmal-Dīn Tshelebī ; c’est pour eux qu’il composera les œuvres « didactiques » du Mesnevi et du Kitāb fīhi mā fīhi (« Livre du dedans »). Rūmī quitta ce monde en 1273[i]. Le Mesnevi est un long poème en persan de 24 000 distiques, conçu comme un commentaire du Coran. Rūmī s’inspire en outre de la tradition des Ḥadiṯs, des Évangiles, de la Torah, de l’hindouisme et du bouddhisme. Dans l’ouvrage Djalâl al-Dîn Rûmî, Le Mesnevi, 150 contes soufis, Ahmed Kudsī Erguner nous présente une sélection et traduction – ou plutôt adaptation, comme il l’explique lui-même – de passages pouvant être compris hors contexte comme des contes à portée morale, religieuse ou philosophique. En voici quelques extraits de Djalâl al-Dîn Rûmî, Le Mesnevi, 150 contes soufis, Paris, Albin Michel, 1988 (« Spiritualités vivantes ») La Cage Un commerçant possédait un perroquet plein de dons. Un jour, il décida de partir en Inde et demanda à chacun quel cadeau il désirait qu’on lui rapporte du voyage. Quand il posa cette question au perroquet, celui-ci répondit : « En Inde, il y a beaucoup de perroquets. Va les voir pour moi. Décris-leur ma situation, cette cage. Dis-leur : “Mon perroquet pense à vous, plein de nostalgie. Il vous salue. Est-il juste qu’il soit prisonnier alors que vous volez dans le jardin de roses ? Il vous demande de penser à lui quand vous voletez, joyeux, entre les fleurs.” » En arrivant en Inde, le commerçant se rendit en un lieu où il y avait des perroquets. Mais, comme il leur transmettait les salutations de son propre perroquet, l’un des oiseaux tomba à terre, sans vie. Le commerçant en fut très étonné et se dit : « Cela est bien étrange. J’ai causé la mort d’un perroquet. Je n’aurais pas dû transmettre ce message. » Puis, quand il eut fini ses achats, il rentra chez lui, le cœur plein de joie. Il distribua les cadeaux promis à ses serviteurs et femmes. Le perroquet lui demanda : « Raconte-moi ce que tu as vu afin que je sois joyeux moi aussi. » À ces mots, le commerçant se mit à se lamenter et à exprimer ses regrets. « Dis-moi ce qui s’est passé, insista l’oiseau. D’où te vient ce chagrin ? » Le commerçant répondit : « Lorsque j’ai transmis tes paroles à tes amis, l’un d’eux est tombé à terre sans vie. C’est pour cela que je suis triste. » À cet instant, le perroquet du commerçant tomba lui-même aussi dans sa cage, inanimé. Le commerçant, plein de tristesse, s’écria : « Ô mon perroquet au langage suave ! Ô mon ami ! Que s’est-il donc passé ? Tu étais un oiseau tel que Salomon n’en avait jamais connu de semblable. J’ai perdu mon trésor ! » Après avoir longtemps pleuré, le commerçant ouvrit la cage et jeta le perroquet par la fenêtre. Aussitôt, celui-ci s’envola et alla se percher sur une branche d’arbre. Le commerçant, encore plus étonné, lui dit : « Explique-moi ce qui se passe ! » Le perroquet répondit : « Ce perroquet que tu as vu en Inde m’a expliqué le moyen de sortir de prison. Par son exemple, il m’a donné un conseil. Il a voulu me dire : “ Tu es en prison parce que tu parles. Fais donc le mort.” Adieu, ô mon maître ! Maintenant je m’en vais. Toi aussi, un jour, tu rejoindras ta patrie. » (p. 35-36) Pois chiches Regarde ! et vois comme les pois chiches qui bouillent dans la marmite remontent à la surface lorsqu’ils sont vaincus ! On les voit s’agiter sans cesse dans la marmite et ils se disent : « Pourquoi nous a-t-on achetés ? Et le cuisinier, tout en tournant sa louche dans la marmite, leur répond : « Mon but est de vous faire cuire ! Vous êtes crus et il faut que vous soyez cuits par le feu de la séparation afin que vous acquériez un goût. Ce n’est qu’ainsi que vous pourrez vous mêler à l’âme. Cette cuisson n’a pas pour but de vous torturer. Quand vous étiez dans le jardin, vous avez absorbé de l’eau et vous êtes devenus tout verts. Cette boisson que vous avez reçue et votre floraison, tout ceci était destiné au feu ! » Les pois chiches répliquent : « S’il en est ainsi, ô maître ! aide-nous afin que nous soyons bien bouillis ! Dans ce bouillonnement où nous sommes, tu es notre architecte. Frappe sur notre tête avec ta louche si c’est là une bonne chose. Frappe sur notre tête afin que nous ne soyons pas révoltés comme un éléphant qui rêve de l’Inde. » Le cuisinier : « Moi aussi, j’étais comme vous : un morceau de terre. Mais, en combattant ce feu, j’ai pris de la valeur. Moi aussi, j’ai bouilli dans la marmite de ce monde et dans la marmite de mon corps. C’est par ces deux cuissons que je me suis rapproché de la vraie signification. C’est ainsi que j’ai acquis un esprit. Moi, je suis devenu un esprit mais toi, il faut te cuire une fois de plus si l’on veut que tu échappes à ton état animal ! » Demande plutôt à Dieu qu’il te fasse comprendre le sens de ses subtilités ! (pp. 104-105) Extrait de La jument et son poulain : [...] Nourris ton âme avant d'en être séparé ! « Les paroles des hommes de Dieu sont une source de vie ! O assoiffé ignorant ! Viens ! Même si tu ne vois pas le ruisseau, fais au moins comme ces aveugles qui jettent leur cruche à la rivière. » (p. 106) Le vin Prends cette cruche, lui dit-il, et va la remplir du vin de ce prêtre car son vin à lui est pur. Dans une seule goutte de ce breuvage, on trouve un effet qu’on chercherait vainement dans un tonneau d’autre vin ! » L’esclave se munit donc d’une cruche et courut au monastère. Il prit du vin et paya en monnaie d’or. Il a donné des cailloux et a reçu des joyaux. Car le vin, qui anime même les os, change pour celui qui en boit le trône en un vulgaire morceau de bois ! Le joyau, c’est l’homme et les cieux ne sont faits que pour lui. L’essentiel, c’est l’homme et tout le reste n’est que détails. Ne te galvaude pas car la raison, l’idée et la prévoyance sont tes esclaves. Toute créature a pour mission de te servir. Puisque c’est toi le bijou, il ne sied pas que tu cajoles ta monture. Hélas, tu cherches la science dans les livres et le goût du halva. Mais tu es un océan de science caché dans une goutte. Tout l’univers est caché dans ton corps. Qu’est-ce donc que le vin, que le sama (danse des derviches) ou la fornication, pour que tu espères y trouver du plaisir ou une utilité ? Comment le soleil pourrait-il emprunter aux étincelles ? Tu es une âme libre mais, hélas, tu es devenus prisonnier des conditions. Ayons pitié du soleil empêtré dans ses liens ! (p. 164-167) Tailles Si un faucon chasse des souris, alors il est dépassé par une chauve-souris qui est attirée par le sultan. La taille d’Adam n’est pas plus grande que celle d’un tonneau et pourtant elle dépasse celle des cieux. (p. 181)
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Voici à présent quelques Odes Mystiques, tirées de Rûmî Djalal al-Dîn, Odes mystiques (Dîvân-e Shams-e Tabrîzî), Eva De Vitray-Meyerovitch (éd. et trad.) Paris, Seuil, 2003 (Points Sagesses, 180). Ode 120 Jusqu’à quand reculeras-tu ? Avance.
Ne va pas vers l’impiété, viens vers la religion.
Dans la douleur, vois la douceur. Viens vers la douleur.
Reviens enfin à l’origine de ta propre origine.
Bien qu’en apparence tu sois issu de la terre,
Tu es le fils des perles de la certitude.
Tu es le gardien fidèle du Trésor de la Lumière divine.
Reviens enfin à l’origine de ta propre origine.
Quand tu t’attaches au détachement de toi-même,
Sache-le, tu es délivré de ton moi.
Tu as échappé à la prison aux mille pièges.
Reviens enfin à l’origine de ta propre origine.
Tu es la progéniture d’Adam, le Calife de Dieu,
Tu as ouvert les yeux sur le monde vil.
Reviens enfin à l’origine de ta propre origine.
Bien que tu sois ensorcelé par ce monde,
Au secret de toi même tu es un trésor caché.
Ouvre les yeux intérieurs,
Reviens enfin à l’origine de ta propre origine.
Comme tu es né de l’éclat de la Majesté divine,
Et que ta position astrale est faste,
Combien de temps gémiras-tu à propos de chaque néant ?
Reviens enfin à l’origine de ta propre origine.
Tu es un rubis enclos dans la pierre dure,
Jusqu’à quand nous induiras-tu en erreur ?
O mon ami ! on peut lire tout cela dans tes yeux !
Reviens enfin à l’origine de ta propre origine.
Quand tu reviens de chez ton fier ami,
Tu reviens ivre, joyeux, rayonnant,
Tu reviens les yeux pleins de flamme et de gaieté.
Reviens enfin à l’origine de ta propre origine.
Il t’a présenté sa coupe éternelle
Shams de Tabrîz, le roi et l’échanson.
Louanges à Dieu pour ce vin si pur !
Reviens enfin à l’origine de ta propre origine.
Ode 314 Toi qui ignores l’amour, voici ce qui te convient : dors !
Va, l’amour et le chagrin pour Lui, c’est notre part : toi, dors !
Le soleil de notre douleur pour l’Ami
nous a rendu pareils aux poussières qui dansent dans les rayons
Mais toi, dans le cœur de qui ne s’est jamais levé ce désir, dors.
À la recherche de l’union avec Lui, je cours comme une eau impétueuse.
Toi qui ne te soucies pas de savoir où le trouver, dors.
La voie de l’amour est en dehors de soixante-douze voies, dors !
Puisque ton amour et ta voie sont la tromperie et l’hypocrisie, dors.
Son vin matinal est notre prière de l’aube,
et ses grâces amoureuses notre prière du soir.
Toi dont le désir va aux mets délicieux, toi qui te soucies du soir, dors.
Pour chercher la pierre philosophale, nous avons fondu comme le cuivre.
Toi pour qui le lit et le compagnon de lit sont la pierre philosophale, dors !
Puisque tu es ivre, et chancelles, et te relèves
Bien que la nuit soit passée et l’heure de la prière venue, dors.
Le destin m’a ôté le sommeil, va-t-en, ô jeune homme !
Tu n’as pas dormi mais tu peux compenser ton manque de sommeil : dors.
Nous sommes captifs de l’amour, que fera-t-il de nous ?
Puisque tu es prisonnier de toi même, va te coucher paisiblement et dors.
C’est moi qui mange le pain des larmes, ô mon ami !
C’est toi qui manges des choses exquises.
Puisqu’un mets délicieux est propice au sommeil, dors.
J’ai renoncé à l’espoir et à la vie aussi.
Toi dont l’espoir est gai et joyeux, dors.
J’ai déchiré l’habit des lettres, j’ai abandonné la parole.
À toi qui n’es pas nu sied une tunique. Va donc et dors !
Ode 649 Au firmament une lune apparut à l’aube,
Elle descendit du ciel et jeta sur moi son regard.
Telle un faucon qui saisit un oiseau, lors de la chasse,
Elle me ravit et m’emporta en haut des cieux.
Quand je me regardai, je ne me vis plus moi-même,
Car en cette lune mon corps, par grâce, était devenu l’âme.
Quand je voyageai dans l’âme, je ne vis que la lune,
Jusqu’à ce que me fût dévoilé le mystère de la Théophanie éternelle.
Les neuf sphères célestes étaient plongées tout entières en cette lune.
L’esquif de mon être était tout entier caché dans cette mer.
La mer en vagues se brisa ; l’Intelligence revint
Et lança son appel : il en fut ainsi, et ainsi advint-il.
La mer se couvrit d’écume, et de chaque flocon d’écume
Quelque corps revêtait une forme, quelque chose revêtait un corps.
Chaque flocon d’écume corporel qui reçut un signe de cette mer
Fondit aussitôt et suivit le cours de ses flots.
Sans le secours salvifique de mon seigneur Shams-ul-Haqq de Tabrîz,
Nul ne peut contempler la lune, ni devenir la mer.
[i] Pour tout ceci, cf. DE VITRAY-MEYEROVITCH, Eva, Rûmî et le Soufisme, Paris, Seuil, 2005 (« Points Sagesses »). Cf. aussiDjalâl al-Dîn Rûmî, Le Mesnevi, 150 contes soufis, Paris, Albin Michel, 1988 (« Spiritualités vivantes »), pp. 7‑13. |