Pythagorisme et alchymie INTRODUCTION Mesdames, Messieurs, À première vue, rien ne semble indiquer que l’alchymie et le pythagorisme puissent avoir quoi que ce soit en commun. Comment rapprocher, en effet, ce que le grand public considère comme une vieille science médiévale de transmutation du plomb en or, et un philosophe mathématicien de l’Antiquité connu surtout par un célèbre théorème sur le carré de l’hypoténuse et par ses théories sur la musique et l’acoustique ? Eh bien ! c’est à dessein que nous avons choisi ce titre apparemment insolite et anachronique, histoire de susciter une curiosité et un intérêt que nous espérons ne pas décevoir. L’ALCHYMIE Dissipons d’emblée un malentendu : l’alchymie n’est pas une science médiévale ; elle remonte à la plus haute Antiquité. Il ne fait aucun doute qu’elle a été pratiquée par les Égyptiens et les Chinois. Et pour tout dire, elle remonte à un homme de plus en plus méconnu aujourd’hui : Adam. Pourquoi est-il méconnu ? Mais parce que nous en sommes très éloignés. Ne dit-on pas couramment que nous allons toujours de plus en plus loin ? Mais de plus en plus loin de quoi ? de qui ? Eh bien ! d’Adam et de l’alchymie. Certes, dans l’Antiquité l’alchymie portait un autre nom. On l’appelait « art sacré » ; plus tard en grec, on l’a appelée m£za, « masse ». Mais les Grecs connaissaient le mot cume‹a, « chymie » (avec y), signifiant « fusion ». On la faisait également dériver de Cham, un des fils de Noé, l’ancêtre des noirs d’Égypte (1). Bref, avec l’article arabe « al », le mot cume‹a est devenu « alchymie ». Mais on retrouve aussi « archémie » (ou « arquémie »), du grec ¢rchm…a, qui peut aussi signifier « un seul commencement », « un seul principe ». Quoi qu’il en soit, même si c’est surtout avec l’arrivée de l’imprimerie que se sont multipliés les traités d’alchymie en Europe, une quantité de manuscrits existaient auparavant dans l’Antiquité. C’est d’ailleurs un chimiste français du XIXème siècle, Marcelin Berthelot, qui en publia une collection impressionnante. Ces manuscrits sont écrits en grec. Vous m’avez compris : la langue grecque, seconde langue de la chymie après la langue égyptienne, eh bien ! cette langue grecque était celle des pythagoriciens… PYTHAGORE Venons-en donc à Pythagore. Un peu d’histoire si vous le voulez bien, même si l’histoire se mélange ici, de manière inextricable, à la légende, au mythe, et à l’enseignement philosophique. Pythagore apparaît au VIème siècle avant Jésus-Christ, c’est-à-dire deux ou trois cents ans après Homère. On se dispute sur ses dates de naissance et de mort. Il aurait vécu près de cent ans, mais il aurait péri assassiné d’après certains. On pourrait le qualifier de « Jésus du paganisme », car les parallèles avec le maître du christianisme sont nombreux. En effet, aucun des deux n’a écrit quoi que ce soit. Leur enseignement n’est connu que par l’intermédiaire de nombreux disciples qui, eux aussi, se sont fait martyriser. À tous deux, on a attribué un caractère divin contesté et jalousé pas beaucoup. Le rayonnement de Pythagore fut absolument incroyable. Une quantité de sages et de philosophes se réclameront de lui pendant des siècles ; ses vrais disciples, très fraternels entre eux, font constamment allusion à un enseignement secret jalousement gardé en circuit fermé. De plus, on lui attribue des miracles extraordinaires, dont certains ressemblent énormément à ce qu’on lit dans les Évangiles, par exemple une pêche miraculeuse avec dénombrement exact des poissons ; la faculté de calmer une tempête ou de donner des injonctions aux animaux qui obéissent définitivement. Quand un pythagoricien transmettait un enseignement du maître, la simple mention du fameux aÙtÕj œfa, « il l’a dit », provoquait le même sentiment de valeur absolue que, chez les chrétiens, la phrase évangélique : « En ce temps-là, Jésus disait à ses disciples etc.» Mais notre personnage, dont on ne peut contester l’historicité attestée par tous les auteurs, ne nous est toutefois connu que par les deux seules biographies écrites qui restent. Car le temps et les poussées fanatiques sectaires et iconoclastes, notamment des premiers siècles chrétiens, ont particulièrement bien rempli leur tâche destructrice. Ces biographies ont pour auteurs Porphyre et Jamblique, deux philosophes néo-platoniciens du IIIème siècle après Jésus-Christ, c’est-à-dire qu’elles datent de neuf siècles après la vie du maître ! C’est là qu’on apprend que Pythagore était fils d’un certain Mnésarque, et qu’il serait né à Samos, dans les îles d’Ionie, près de la Turquie actuelle. Mais on disait que ce fils de Mnésarque, lui, serait né, en réalité, des amours de sa femme Pythaïs avec Apollon. Nous voilà donc, ici, en présence d’une nature clandestinement semi-humaine et semi-divine. Comme c’est curieux ! Serait-il arrivé à Mnésarque ce que l’on dit de saint Joseph ? Pythagore va voyager partout pour s’instruire. Il se fait initier en Égypte (non sans peine, car on admettait difficilement les étrangers là-bas). C’est là qu’il apprend la géométrie ; chez les Phéniciens, il apprend l’arithmétique et le calcul ; et chez les Chaldéens, il fallait s’y attendre, l’astrologie, la science des rois mages. Il va aussi s’instruire chez les Arabes. Chez les Hébreux, il étudie la science des songes ; chez Zoroastre en Perse, il apprend à se purifier de sa vie passée et à connaître la nature et les principes de l’univers. Il aurait même rencontré le Bouddha en Inde ! Retourné dans sa patrie, à Samos, il ouvre une école, mais l’autorité du tyran Polycrate lui paraît dangereuse pour des hommes libres. Il s’expatrie en Italie du Sud, en Grande Grèce où on parle grec, bien sûr. Son voyage devait évidemment passer par Delphes, le nombril du monde, où Pythagore écrivit une élégie pour la tombe d’Apollon enlevé par Python ; il avait aussi abordé en Crète où il fut purifié par la pierre de foudre. Il finit par arriver à Crotone (entre Tarente et la pointe de la botte italienne), où ses discours séduisent d’emblée tous les esprits : jeunes et vieux, hommes et femmes. En peu de temps sa renommée grandit même dans les territoires voisins. On le considère comme un dieu. On construit de grands auditoriums pour lui permettre de faire des harangues devant plusieurs milliers de personnes. Les gens qui l’entendent, se convertissent ; les villes changent leurs mœurs et même leur organisation politique. La Sicile s’y met aussi, dont les villes deviennent libres. Il leur donne de nouvelles lois, souvent par l’intermédiaire de ses disciples. Parfois, des tyrans, comme par exemple Simichos, abandonnent le pouvoir après l’avoir écouté et distribuent leurs biens aux citoyens. En Daunie, un ours ruinait les habitants. Pythagore va droit à l’ours, lui donne des biscuits et des fruits secs, puis lui fait jurer de ne plus attaquer personne. L’ours obéit ! Il expliquait aux gens leur vie antérieure, il annonçait l’avenir. Un jour, un aigle descendit du ciel vers lui pour confirmer ses dires sur la divination. On affirme même qu’il s’est trouvé au même moment à Métaponte près de Tarente et à Taormina en Sicile. Or il faut plusieurs jours pour aller d’une ville à l’autre ! Il guérissait les maladies physiques et psychiques de son entourage. Il entendait l’harmonie des sphères et chantait les vers d’Homère en s’accompagnant à la lyre, comme le David des Hébreux chantait ses psaumes avec la harpe. Il accordait les sons des sept planètes, de la sphère des étoiles fixes et de la sphère sublunaire, tout cela donnant les neuf Muses, dont la symphonie, c’est-à-dire la conjonction, s’appelle Mnémosyne, Mémoire, fille du Ciel et de la Terre et mère des neuf Muses. Je m’arrête ici car on pourrait s’étendre à l’infini sur ce personnage mystérieux et célèbre, le but de notre conférence n’étant pas de parler de Pythagore mais bien du pythagorisme et de l’alchymie. Ceux qui voudraient en savoir plus sur le philosophe lui-même peuvent cliquer au mot « Pythagore » sur Internet, où ils trouveront des sites extrêmement bien documentés. Le pythagorisme, lui, est une école secrète, appelée « école italique », dont les membres sont restés d’une discrétion incroyable pendant toute l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ce que nous voudrions montrer, c’est ce qui relie l’enseignement de cette école avec le mystère de l’alchymie et de l’hermétisme. ALCHYMIE ET PYTHAGORISME Commençons par ce qui saute aux yeux dès le premier abord. Pythagore est resté vingt-deux ans en Égypte. Là, les prêtres lui auraient appliqué un disque ailé en feuille d’or sur la cuisse, appelé disque d’Atoum-Râ. Cela valut à Pythagore le surnom de Chrysomère, c’est-à-dire « à la cuisse d’or ». Tentons une interprétation. Le fémur de l’homme charnel ordinaire ne brille pas. Par contre, le fémur radieux fait allusion aux moelles de l’homme régénéré qui brillent comme de l’or, grâce à la pierre des philosophes. Dans la tradition hébraïque, c’est à la cuisse que l’ange a blessé Jacob. Pourquoi la cuisse ? Parce que la cuisse représente la partie basse de l’homme. C’est précisément celle-là qui doit être régénérée. Ne voit-on pas, dans les Évangiles, Jésus lavant les pieds de ses disciples ? Cet épisode est raconté par saint Jean à la place de la dernière cène. Quant au fait que cet or appliqué à la cuisse par les prêtres soit en forme de disque ailé, on pense tout naturellement à l’ostensoir chrétien contenant l’hostie circulaire. Ceux qui ont été jadis enfants de chœur se souviendront de ce rite que l’on pratiquait au cours de l’office du salut : le prêtre, ne pouvant toucher cet ostensoir, le tenait de ses deux mains enroulées dans un vêtement spécial et faisait un grand signe de croix dans les volutes d’encens au son des sonnettes. Cet ostensoir a ceci de particulier qu’il doit être d’or, en forme de soleil, avec, suspendue au-dessus, une colombe en argent, s’agitant continuellement sur un ressort, et représentant l’Esprit Saint. « Le silence est d’or et la parole est d’argent », dit-on. Ce proverbe contient, n’en doutons pas, un grand mystère alchymique. Bref, le disque ailé en or d’Atoum-Râ, c’est-à-dire du dieu Soleil, devait ressembler à un ostensoir… D’aucuns trouveront peut-être ce rapprochement osé ou gratuit. Mais n’oublions pas que l’art sacré ou sacerdotal des Égyptiens était bien l’alchymie et que cet art de la confection de l’or fin était jalousement gardé. Or tant les détracteurs que les disciples de Pythagore l’ont soit accusé, soit loué, d’avoir introduit les mystères de l’Égypte en Grande Grèce. Pour vous donner un exemple de la réalité matérielle de cet art sacerdotal égyptien, l’empereur Dioclétien, grand persécuteur des chrétiens de la fin du IIIème siècle, fit rechercher dans tout l’Empire, tous les traités d’alchymie, pour les détruire. Son motif était qu’il craignait que les Égyptiens ne parvinssent à fabriquer autant d’or qu’ils l’avaient fait à l’époque des pyramides. Il voulait les empêcher de financer une armée capable de résister à l’occupation romaine (2). Vous pensez bien que les Romains, pragmatiques et terre-à-terre comme ils l’étaient, n’auraient jamais entrepris une telle action impopulaire s’ils avaient pris la science des Égyptiens pour une chimère ! Quant à la filiation égyptienne du rituel chrétien, que l’on a trop souvent niée ou occultée, je me permettrais, par exemple, de demander à ceux qui la mettraient en doute si l’on trouve la moindre allusion à la mitre ou à la crosse des évêques dans les Évangiles. Par contre, un coup d’œil superficiel sur la momie de Toutankhamon suffirait à la confondre avec le gisant d’un pape ou d’un épiscope… Autre détail révélateur : le père de Pythagore, Mnésarque, était tailleur de pierres précieuses. Outre que ce nom de Mnésarque signifie « principe ou fondement de la pensée », on doit reconnaître qu’il avait bien choisi son métier. Il s’agit là d’une spécialité des Égyptiens qui savaient fabriquer toutes sortes de pierres précieuses, à tel point que lorsqu’on en découvre une actuellement dans un tombeau égyptien, on ignore presque toujours s’il s’agit d’une pierre naturelle ou fabriquée. Quant aux auteurs hermétiques, ils s’accordent pour dire que leur pierre, c’est-à-dire la pierre des philosophes, doit se tirer de la mine pour être taillée en cube, puis être polie en pyramide. Mais en admettant même que Mnésarque fût un joaillier ordinaire comme il y en avait tant, voici ce qu’en dit Porphyre dans la Vie de Pythagore : « Au cours de ses voyages, il rencontra un jour un petit enfant étendu sous un grand et beau peuplier : il s’approcha et vit que l’enfant, couché sur le dos, fixait le soleil dans le ciel sans cligner des yeux. Il tenait en bouche un petit roseau ténu, comme une flûte. Mnésarque était stupéfait de le voir se nourrir de la rosée qui tombait goutte à goutte du peuplier. Pensant que l’enfant devait avoir une origine divine, il l’emmena » (3). Et cet enfant, Mnésarque l’adopta et l’éleva avec ses trois fils Eunostos, Tyrrhénos et Pythagore. Et il l’appela Astraeos, c’est-à-dire « Étoilé ». C’est trop beau pour être vrai ! Outre qu’on n’emmène pas comme cela un enfant trouvé, on ne me fera pas croire que ce petit astre terrestre qui fixe le soleil et que l’on trouve au pied d’un arbre en train de se nourrir de rosée n’a rien d’alchymique. Est-il besoin de rappeler que tous les auteurs chymiques affirment qu’il faut récolter la rosée du printemps pour confectionner leur pierre solaire ? Et que leur or astral n’est autre que la lumière du soleil qu’il faut condenser et fixer jusqu’à la pierre rouge très parfaite ? De plus, ce petit enfant ressemble étrangement au fameux Tityre de la première églogue de Virgile qui méditait sous le couvert d’un arbre une muse sylvestre sur un petit roseau : « Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi Silvestrem tenui musam meditaris avena. » Or Virgile, cité souvent par les auteurs comme étant alchymiste, chante précisément dans cette églogue la gloire d’Apollon, c’est-à-dire du Soleil, maître du chœur des Muses. Un autre épisode raconté par Porphyre : le prêtre Abaris conjecturait que Pythagore était en réalité Apollon Hyperboréen. Ce que Pythagore confirma en lui dévoilant sa cuisse d’or. Voilà pourquoi les habitants de Crotone le considéraient comme un dieu (4). Voici qui est encore plus curieux et plus alchymique. Le philosophe parlait du « corps de Dieu » : « Selon ce qu’il avait appris chez les Mages, le corps de Dieu, qu’ils appellent oromaze [ormuzd] est semblable à la lumière, tandis que sa yuc» [son âme] se compare à la vérité » (5). Nous avons ici le point central de l’alchymie. Selon celle-ci, en effet, il ne suffit pas de s’unir en esprit à l’âme du monde que les hommes appellent Dieu ou ¥lh qe…a, la « course divine », la « vérité ». Le but de la véritable philosophie est de fixer et d’incarner cet esprit dans une matière qui doit devenir lumineuse. Dès ce moment, la divinité nous est accessible dans ce qui a nombre, poids et mesure. Écoutons ce que dit un hermétiste du XVIème siècle, Blaise de Vigenère. Il parle des « Quatre premières progressions numérales 1.2.3.4. comme celles qui gouvernent tout, faisant 10, ensemble, et conséquemment les Géométriques qui leur correspondent : le point, la ligne, la superficie ou triangle, et le carré, qui représente le Cube, et le corps solide ayant toutes les trois dimentions (sic) de longueur, largeur et profondeur » (6). On comprend mieux, dès lors, pourquoi le grand symbole des pythagoriciens, appelé tétractys, ou décade, c’est-à-dire la somme des quatre premiers nombres (1+2+3+4 = 10), comment ce grand symbole était révéré comme représentant la nature entière, et pourquoi Platon, qui était héritier, par Philolaos, des écrits pythagoriciens, déclare que « la géométrie est la science de l’éternel : Toà g¦r ¢e… Ôntoj ¹ gewmetrik¾ gnîsij ™stin » (7). Autre élément qui ne laisse aucun doute : selon Héraclide du Pont, Pythagore lui-même se disait fils d’Hermès (8). Celui-ci lui aurait d’ailleurs donné de se souvenir de ses vies antérieures. Ce détail seul serait suffisant à prouver notre thèse. En effet, la plupart des auteurs alchymiques se disent fils d’Hermès par véritable généalogie, et se réfèrent tous à la fameuse « Table d’émeraude d’Hermès Trismégiste ». Ils affirment que leurs écrits ne seront compris que par d’autres fils d’Hermès qu’ils appellent aussi « candides lecteurs », et jamais par les ignorants du dehors. Quant à Jamblique lui-même, il avoue que bon nombre de sages ont donné le nom d’Hermès à leurs propres écrits (9). Cette manière de signer « Hermès », quand on a reçu le don de Dieu, a perduré jusqu’à notre siècle… Voilà pourquoi la fameuse Tourbe des philosophes, célèbre et mystérieux traité alchymique latin datant du XIIème après Jésus-Christ et qui a peut-être une origine arabe, présente une assemblée de philosophes chymiques comme étant tous disciples de Pythagore. C’est d’ailleurs notre philosophe qui préside cette réunion originale. On trouvera ce texte au premier tome de la Bibliothèque des philosophes chimiques. Voici comment commence ce traité : « Arisleus dit : Je vous dis que notre maître Pythagoras est le pied des prophètes et la tête des sages et qu’il a eu tant de dons de Dieu et de sagesse que personne, après Hermès, n’en a eu tant que lui. Il a donc voulu assembler ses disciples, qui étaient envoyés par toutes les régions et provinces, pour traiter de ce précieux art, afin que leur parole serve de règle à ceux qui viendront après eux » (10). Voyons maintenant d’un peu plus près ce que représente ce fameux maître Pythagore. En effet, s’il s’agissait d’un personnage uniquement historique, nous serions bien obligés d’admettre que ses disciples ont manifesté envers lui un comportement sinon idolâtrique, du moins assez fanatique. Mais où les cartes s’embrouillent réellement, c’est lorsqu’on lit Tite-Live qui affirme que Numa Pompilius, deuxième roi de Rome, fut un grand pythagoricien (11). Or, dit Tite-Live, Numa a vécu cent ans avant Pythagore ! Cette invraisemblance historique n’a pas empêché la plupart des auteurs, dont Cicéron, d’affirmer que les institutions romaines étaient pythagoriciennes, puisque Numa les avait fondées. Tirons-en les conclusions : manifestement, on peut être pythagoricien cent ans avant Pythagore ! Mais en soi, cela n’est pas unique en son genre. Transportons-nous de nouveau dans la maison d’en face, je veux dire chez les chrétiens, où nous verrons le même phénomène. On lit chez saint Paul : « Et tous [il s’agit de « nos pères au désert »] burent à partir de la pierre spirituelle qui les accompagnait, et la pierre était le Christ » (12). Ce texte est irréfutable : des centaines d’années avant Jésus, dans le désert, des Hébreux s’abreuvaient au Christ ! Ce verset a dérangé tellement certains traducteurs ecclésiastiques modernes qu’ils ont ajouté un « déjà » qui ne se trouve nullement dans le texte : « la pierre était déjà le Christ » ! Pourquoi pas « était déjà un petit peu le Christ », tant qu’on y est ? Heureusement, tous les traducteurs ecclésiastiques n’ont pas osé cette falsification, rassurez-vous ! On comprend pourquoi Jésus disait : « Avant qu’Abraham fut, je suis »… Il y a donc manifestement une réalité éternelle, immuable, et un personnage historique limité dans le temps. Analysons donc « Pythagore » dans un sens à portée plus universelle : Dans Puq-agÒraj, on retrouve la racine puq-, le serpent Python, en rapport avec la Pythie, oracle des Grecs, mais aussi avec le serpent alchymique que l’on retrouve dans tous les écrits, et ¢goreÚw dont le sens est « proclamer publiquement ». Pythagore signifie donc la manifestation publique, le signe public du Pythien, c’est-à-dire l’oracle d’Apollon, du Verbe divin dont Paul Valéry disait dans son poème sur la Pythie : « Honneur des Hommes, Saint langage,
Discours prophétique et paré,
Belles chaînes en qui s’engage
Le dieu dans la chair égaré.
Illumination, largesse ! Voici parler une sagesse
Et sonner cette auguste Voix
Qui se connaît quand elle sonne
N’être plus la voix de personne
Tant que des ondes et des bois ! »
C’est ce Verbe qui fait tout, celui qui sonne, car verberare signifie « frapper », comme le battant dans la cloche métallique qui sonne clair lorsqu’il ressuscite en elle, par opposition au son mat et étouffé de la crécelle : échec et mat. Notons que les chrétiens fêtent la résurrection de ce Verbe le même jour où les Égyptiens fêtaient celle d’Osiris en Horus-Râ, c’est-à-dire en Soleil glorieux. Il s’agit du dimanche qui suit la pleine lune après l’entrée du Soleil dans le signe du Bélier au printemps. Notez aussi que le mot « Bélier » est associé à la cloche : bellen en néerlandais. Or Pythagore enseignait que « le son du bronze heurté était la voix de quelque puissance divine enfermée dans le métal » (13). De là tout l’enseignement musical qu’on lui doit. Il faut savoir que, de nos jours encore, on enseigne dans nos conservatoires que Pythagore est le père de la musique. Mais l’« art de musique », c’est-à-dire l’art des Muses, est également un des noms de l’alchymie. Ainsi voit-on que le fameux Alphidius, alchymiste du XIIème siècle après J.-C., prétendait que les médicaments devaient être composés comme la musique, selon des proportions géométriques et harmoniques (14). Beaucoup de musiciens, au cours de l’histoire, se sont passionnés pour l’alchymie. C’est le cas du célèbre Claudio Monteverdi qui, sous l’influence de son protecteur Vincent de Gonzague à Mantoue, a pratiqué l’alchymie jusqu’à la fin de sa vie (15). Quant au médecin de Rodolphe II, Michaël Maïer, il a écrit un traité d’alchymie, Atalante fugitive, accompagné de cinquante fugues musicales. CONCLUSION Il nous reste à conclure : - Le grand Pythagore, le maître de tous les philosophes grecs de l’Antiquité, dont Isocrate dit qu’il a inventé le terme même de « philosophie » et l’avait introduit en Grèce (16), - ce grand aède (chantre-connaisseur) qui chantait Homère en s’accordant de la lyre (17), - ce grand annonciateur de l’éternel retour de l’âge d’or qui n’est autre que le grand œuvre alchymique, - ce grand poète auquel on a attribué les Vers d’or (comme c’est curieux !), celui que son disciple Lysis appelait le maître angélique (18), c’est-à-dire l’Adepte du Grand Art, - ce fondateur d’une école secrète qui s’est répandue jusqu’à nos jours dans le monde habité et qui n’est que l’enseignement de l’art sacerdotal et secret des Égyptiens, c’est-à-dire de l’alchymie, - ce Pythagore thaumaturge, dis-je, est à la fois un personnage historique ayant vécu environ 600 ans avant J.-C. et à la fois un voile du véritable Soleil terrestre divin et éternel qui doit régénérer les hommes tant corporellement que spirituellement, en se réveillant et en se révélant en eux et en se manifestant dans le monde. Ce maître-là, « notre maître », s’est manifesté, se manifeste, et se manifestera encore dans le monde sous des voiles très différents, mais puissions-nous le reconnaître à temps, sans nous disputer ses vêtements ! Voilà pourquoi, selon ses disciples, il enseignait qu’il fallait « délivrer le noàj que nous avons en nous, de ses liens et de ses attaches, sans quoi on ne pourrait rien apprendre » (19). Car c’est ce sens, disait-il, qui voit tout et entend tout. Tout le reste est sourd et aveugle. Ce noàj est qualifié par Homère de œmpedoj, « fixe », ou plus exactement selon l’étymologie « dans le pied », et les philosophes en parlent comme d’un métal qui doit s’extraire de la mine. Et pourtant, ce sens provient d’en haut ; c’est pourquoi un des admirables Vers d’or dit : « Prenant pour guide l’excellente pensée d’en haut. » Cette confusion entre le personnage historique et la réalité divine qu’il occulte, a fait que le « maître » (appelons-le ainsi !) a toujours eu, au cours de l’histoire, deux sortes de disciples : ceux de l’extérieur, aveugles et sourds, et ceux de l’intérieur, ceux dont le noàj est éveillé. Voici en quels termes Porphyre l’indique : « Cet enseignement-là, qui était de premier ordre, finit par s’éteindre. C’est ainsi que rien n’a été capté des doctrines enseignées sous le couvert de cette philosophie et réclamées par le public : elles étaient bâtardes et mal entendues car ceux qui les divulguaient n’étaient pas pythagoriciens en droite ligne ». Et tristement, il ajoute plus loin : « Après les malheurs qui frappèrent ces hommes [un jaloux avait fait brûler la maison où ils étaient réunis], la science qui jusqu’alors avait été tenue secrète dans les cœurs, disparut ; seules restèrent en mémoire des choses peu compréhensibles pour les profanes » (20). C’est de ces cendres, Mesdames et Messieurs, qu’un jour le phénix renaîtra, afin de dompter à nouveau les ours ! Du moins je l’espère... Merci de votre bonne attention. NOTES (1) Sem, lui, devint l’ancêtre des Sémites ; Japhet, celui des Ioniens (ou Grecs).
(2) Cf. Suidas, Lexicum, s.v. chme‹a.
(3) Porphyre, Vie de Pythagore, texte établi par A. Nauck, Teubner, Leipzig, 1886, p. 22.
(4) Idem, p. 31.
(5) Idem, p. 38.
(6) Blaise de Vigenère, Traité des chiffres ou secrètes manières d’écrire, 1586, réed. Guy Trédaniel, Paris, 1996, p. 83b. L’orthographe est celle du traité même.
(7) Platon, République, VII.
(8) Cf. Diogène Laërce, VIII, 4.
(9)Cf. Jamblique, Les Mystères d’Égypte, trad. É. des Places, S.J., Belles Lettres, Paris, 1966, I, 1.
(10) J. Mangin de Richebourg, Bibliothèque des philosophes chimiques, t. I, Beya, Grez-Doiceau, 2003, p. 285.
(11) Tite-Live, Histoire romaine, I, 18.
(12) Saint Paul, I Corinthiens, X, 4.
(13) Porphyre, op. cit., p. 39.
(14) Cf. J. van Lennep, Alchimie, Crédit Communal, Bruxelles, 1984, p. 58.
(15) Idem, p. 172.
(16) Busiris, 28-29.
(17) Cf. Porphyre, op. cit., p. 30.
(18) Cf. Lettre de Lysis à Hipparque.
(19) Porphyre, op. cit., p. 42.
(20) Idem, p. 49.
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